Le parasitisme économique : vers des conditions plus restrictives
Le parasitisme économique n'a cessé de susciter controverses et débats doctrinaux. Cette notion prétorienne, fondée sur l'article 1240 du Code civil, sanctionne le comportement de celui qui se place dans le sillage d'autrui pour profiter indûment de ses efforts et de sa notoriété.
Face aux critiques persistantes d'une partie de la doctrine, qui dénonce un « concept mou » portant atteinte à la liberté de copie, la chambre commerciale de la Cour de cassation a récemment clarifié et restreint les contours de cette faute. [1]
Les arrêts du 26 juin 2024 (pourvois n° 23-13.535 [2] et 22-17.647 [3]) marquent un tournant majeur en posant un principe cardinal : la reprise de la prestation d'autrui, dépourvue de droits privatifs, n'est pas fautive en elle-même et ne peut l'être que par les circonstances qui l'accompagnent.
I. Une condition préalable renforcée : la valeur économique identifiée et individualisée
La nécessité d'une démonstration rigoureuse
Avant même d'examiner le comportement du prétendu parasite, le demandeur doit franchir un seuil préalable exigeant : établir l'existence d'une valeur économique identifiée et individualisée.
Cette condition, présente de longue date dans la jurisprudence, fait aujourd'hui l'objet d'une appréciation nettement plus rigoureuse.
La valeur invoquée doit être :
Identifiée : clairement déterminée et circonscrite
Individualisée : distincte de ce qui relève du domaine public ou des pratiques usuelles
Économique : présentant une réelle valeur marchande, fruit d'efforts intellectuels et d'investissements substantiels
Ce qui n'est pas protégeable
La jurisprudence a progressivement délimité les éléments exclus du champ du parasitisme :
Les simples idées commerciales : un arrêt du 21 novembre 2000 [4] pose clairement que la reprise d'une idée commerciale sans droit exclusif ne peut fonder une action en parasitisme. Les idées appartiennent au domaine public.
Les concepts purement descriptifs : l'arrêt du 9 juillet 2013 [5] refuse de sanctionner la reprise d'un concept usuel associant une prescription de santé publique à une opération promotionnelle banale, faute d'investissements particuliers démontrés.
Les présentations d'usage ancien : le 18 décembre 2012 [6], la Cour rejette comme valeur protégeable la présentation d'un fromage dans un filet avec étiquette, pratique banale et ancienne dans le secteur alimentaire.
Les produits sans notoriété : un arrêt du 29 janvier 2002 [7] confirme qu'un modèle de table ordinaire, sans notoriété particulière, ne génère pas de valeur économique protégeable.
Les critères positifs de la valeur protégeable
À l'inverse, constituent des valeurs économiques susceptibles de protection :
Le fruit d'efforts intellectuels substantiels et d'un travail créatif significatif
Des investissements conséquents et démontrables (R&D, marketing, formation)
Une notoriété ou réputation acquise sur le marché
Une individualisation caractérisée permettant de distinguer la valeur des éléments génériques
L'affaire emblématique du parfum "Champagne" (1993) illustre parfaitement ces critères : la notoriété exceptionnelle de l'appellation, fruit d'efforts collectifs sur plusieurs décennies, constituait une valeur économique incontestable.
II. La reprise n'est fautive que par les circonstances qui l'accompagnent
Le principe de liberté réaffirmé
La formulation de la Cour de cassation en 2024 est sans ambiguïté : la simple reprise d'une prestation n'est pas, par nature, illicite. Cette affirmation constitue une réponse directe aux critiques doctrinales et protège la liberté fondamentale d'imiter, moteur de l'innovation et de la concurrence.
Le parasitisme ne sanctionne donc pas la copie elle-même, mais les modalités particulières selon lesquelles elle est effectuée. Ce déplacement d'analyse est fondamental : il transforme le parasitisme d'une interdiction de principe en une exception strictement encadrée.
L'examen des circonstances accompagnantes
Les "circonstances accompagnantes" deviennent le cœur de l'analyse parasitaire. Plusieurs éléments peuvent caractériser la faute :
La volonté de se placer dans le sillage d'autrui : le parasite doit avoir agi avec l'intention caractérisée de bénéficier des efforts, du savoir-faire ou de la notoriété d'un concurrent. Cette intention se déduit de la similarité frappante, de la rapidité de la reprise, ou d'une communication ciblée créant une association avec le produit parasité.
Le profit indu tiré de la notoriété : la jurisprudence sanctionne particulièrement les tentatives de captation de notoriété. Dans l'affaire Champagne, la Cour avait relevé la volonté de créer un "effet attractif emprunté au prestige de l'appellation".
L'absence de justification légitime : le comportement doit être "injustifié", c'est-à-dire ne reposer sur aucune nécessité technique, contrainte réglementaire ou usage du secteur.
Une appréciation nécessairement globale
La faute parasitaire résulte d'une appréciation d'ensemble prenant en compte :
Les modalités concrètes de la reprise (fidélité de la copie, contexte temporel, moyens publicitaires)
Le secteur d'activité et ses usages professionnels
Le comportement commercial global du prétendu parasite
La création délibérée de confusion ou l'évocation systématique du concurrent
Cette approche casuistique, nécessaire face à la diversité des comportements parasitaires, implique un fardeau probatoire substantiel pour le demandeur. Celui-ci doit démontrer, par un faisceau d'indices concordants, que les circonstances caractérisent une véritable faute civile.
III. Un équilibre préservé entre liberté et protection
La fonction du parasitisme clarifiée
La jurisprudence récente repositionne le parasitisme dans sa fonction originelle : un complément aux droits de propriété intellectuelle, intervenant dans les zones grises où aucun droit privatif ne s'applique mais où un comportement apparaît manifestement abusif.
Le parasitisme ne doit pas servir à :
Reconstituer des monopoles échus ou invalidés
Prolonger artificiellement une protection intellectuelle expirée
Entraver indûment la libre concurrence
Il vise uniquement à sanctionner les captations manifestement abusives de valeur économique, réalisées en dehors des règles normales de la concurrence.
Une réponse aux critiques doctrinales
En exigeant la démonstration d'une valeur économique substantielle et de circonstances accompagnantes caractérisant la faute, la Cour de cassation répond aux préoccupations de sécurité juridique. Le parasitisme devient une exception étroite au principe de liberté de copie, applicable uniquement dans des hypothèses strictement circonscrites.
Cette évolution témoigne d'une volonté de maintenir le parasitisme comme instrument de régulation tout en limitant ses risques de dérive. L'approche reste casuistique, mais elle s'inscrit désormais dans un cadre plus prévisible et respectueux des libertés économiques fondamentales.
Conclusion
La redéfinition opérée par la chambre commerciale en 2024 constitue une évolution majeure. En posant que la reprise n'est pas fautive en elle-même, la Cour réaffirme le principe de liberté du commerce tout en préservant un outil de sanction des comportements véritablement abusifs.
Cette approche plus restrictive dessine les contours d'un parasitisme raisonné, équilibrant protection légitime des investissements et libre concurrence. Le défi demeure d'affiner cette jurisprudence en précisant les circonstances qui transforment une reprise légitime en faute parasitaire, tout en maintenant la flexibilité nécessaire face à la créativité des comportements économiques.
[1] https://www.courdecassation.fr/files/files/Publications/Etude%20annuelle/Etude%202025/Recueil_Etudes_2025.pdf
[2] https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000049857372?init=true&page=1&query=23-13.535&searchField=ALL&tab_selection=all
[3] https://www.courdecassation.fr/decision/667baefceee23a0a3f11d24c
[4] https://www.courdecassation.fr/decision/61372393cd5801467740b969?search_api_fulltext=9817783&op=Rechercher&date_du=&date_au=&judilibre_juridiction=all&previousdecisionpage=&previousdecisionindex=&nextdecisionpage=&nextdecisionindex=
[5] https://www.courdecassation.fr/decision/6137289ccd58014677431e5e?search_api_fulltext=1223389&op=Rechercher&date_du=&date_au=&judilibre_juridiction=all&previousdecisionpage=&previousdecisionindex=&nextdecisionpage=&nextdecisionindex=
[6] https://www.courdecassation.fr/decision/61372862cd58014677430d14?search_api_fulltext=1124798&op=Rechercher&date_du=&date_au=&judilibre_juridiction=all&previousdecisionpage=&previousdecisionindex=&nextdecisionpage=&nextdecisionindex=
[7] https://www.courdecassation.fr/decision/613723d7cd5801467740eda6?search_api_fulltext=9921396&op=Rechercher&date_du=&date_au=&judilibre_juridiction=all&previousdecisionpage=&previousdecisionindex=&nextdecisionpage=&nextdecisionindex=